«Soyons indulgents avec eux, ce sont des mutants», implore Michel Serres, par ailleurs sévère sur sa génération et la suivante, qui laisseront les sociétés occidentales en friche.
Je voudrais vous rapporter les propos de Michel Serre lors de son discours qui s’intitule « Petite Poucette », le 1er mars 2011 à l’Académie française, sur le thème « Les nouveaux défis de l'éducation ». Une interview de Michel Serre est parue à ce propos dans Libération le 3 septembre dernier.
Avec petite poucette, Michel Serres fait référence à une génération dont il explique qu'elle connaît des mutations profondes, des transformations rarissimes dans l'histoire. Michel Serre baptise les jeunes de la nouvelle génération, Petite Poucette et Petit poucet, pour leur capacité à envoyer des SMS avec leur pouce.
« La jeune génération grandit dans un monde bouleversé, en proie à des changements comparables à ceux de la fin de l’Antiquité. La planète change, ils changent aussi, ont tout à inventer.
Nos sociétés occidentales ont déjà vécu deux grandes révolutions : le passage de l’oral à l’écrit, puis de l’écrit à l’imprimé. La troisième révolution est le passage de l’imprimé aux nouvelles technologies, tout aussi majeure. Chacune de ces révolutions s’est accompagnée de mutations politiques et sociales.
Déjà, Petit Poucet et Petite Poucette ne parlent plus ma langue. La leur est plus riche, je le constate à l’Académie française où, depuis Richelieu, on publie à peu près tous les quarante ans le dictionnaire de la langue française. Au siècle précédent, la différence entre deux éditions s’établissait à 4 000 ou 5 000 mots. Entre la plus récente et la prochaine, elle sera d’environ 30 000 mots. A ce rythme, nos successeurs seront très vite aussi loin de nous que nous le sommes du vieux français !
Ce que l’on sait avec certitude, c’est que les nouvelles technologies n’activent pas les mêmes régions du cerveau que les livres. Il évolue, de la même façon qu’il avait révélé des capacités nouvelles lorsqu’on est passé de l’oral à l’écrit. Que foutaient nos neurones avant l’invention de l’écriture ? Les facultés cognitives et imaginatives ne sont pas stables chez l’homme, et c’est très intéressant. C’est en tout cas ma réponse aux vieux grognons qui accusent Petite Poucette de ne plus avoir de mémoire, ni d’esprit de synthèse. Ils jugent avec les facultés cognitives qui sont les leurs, sans admettre que le cerveau évolue physiquement.
Rarissimes dans l’histoire, ces transformations créent, au milieu de notre temps et de nos groupes, une crevasse si large que peu de regards l’ont mesurée à sa vraie taille.
Ce changement si décisif de l’enseignement, – changement répercuté sur l’espace entier de la société mondiale et l’ensemble de ses institutions désuètes, changement qui ne touche pas, et de loin, l’enseignement seulement, mais sans doute le travail, la politique et l’ensemble de nos institutions – nous sentons en avoir un besoin urgent, mais nous en sommes encore loin ; probablement, parce que ceux qui traînent encore dans la transition entre les derniers états n’ont pas encore pris leur retraite, alors qu’ils diligentent les réformes, selon des modèles depuis longtemps évanouis.
Face à ces mutations, sans doute convient-il d’inventer d’inimaginables nouveautés, hors des cadres désuets qui formatent encore nos conduites et nos projets. Nos institutions luisent d’un éclat qui ressemble, aujourd’hui, à celui des constellations dont l’astrophysique nous apprit jadis qu’elles étaient mortes déjà depuis longtemps. »
J’ose espérer que les parents et grands-parents de petite poucette et petit poucet, que nous sommes, prendront la mesure de ce bouleversement sans délais afin d’accompagner nos jeunes avec bienveillance pour qu’ils inventent le monde de demain sans frein ni obstacles inutiles.
Lire la déclaration solennelle de Michel Serre sur les nouveaux defis de l'éducation
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